Hommage à La Canaille
Illustration réalisée par Clémence D’Amalric
Les mains dans le cambouis mais pas un genou à terre 2019 – Hommage à La Canaille
« Les mains dans le cambouis mais pas un genou à terre » est une parole tirée de la chanson Salle des fêtes du groupe La Canaille.
Pourquoi cette cuvée en hommage à La Canaille ?
Le lien entre une chanson d’un groupe de rap de région parisienne (dont le chanteur, Marc Nammour, a néanmoins quelques racines jurassiennes) et un vin produit par un vigneron jurassien paraît alambiqué. Pourtant, en attribuant une de ses paroles à un vin, j’ai souhaité mettre en valeur les nombreuses caractéristiques communes de nos arts respectifs, le « rap conscient » d’une part et le vin naturel politisé d’autre part. Dans les deux cas, des processus similaires d’émancipation par rapport aux conformismes du milieu sont à l’œuvre.
Résistance :
Si tous mes vins sont en agriculture biologique et vinifiés sans aucun intrants ni sulfites, ce vin va au delà puisqu’il est issu de cépages dits résistants. En effet, à titre expérimental, j’ai planté une vigne composée de cépages résistants naturellement à différentes maladies cryptogamiques et au gel ! Précisons que la sélection de ces cépages est purement naturelle (par reproduction sexuée) et en aucun cas issue d’une manipulation génétique de type OGM.
Cette vigne ne reçoit aucun traitement et apparaît donc réellement écologique et saine. Affranchie de la phytodépendance traditionnelle des vignes, elle constitue clairement un manque à gagner pour tous les lobbys vendeurs de produits phytopharmaceutiques. Un petit pan de plus soustrait au marché.
Par ailleurs, le refus d’utiliser quelconque intrant dans mes vins s’entend comme une résistance aux tentations d’édulcoration et de maquillage putassier des vins. En effet, avec quelques cochonneries œnologiques (enzymes, sulfites, levures etc.) un raisin d’une qualité médiocre et issu d’une vigne dopée chimiquement peut finalement apparaître séduisant, aromatique et flatteur…en apparence seulement.
De même, qu’est-ce sinon un acte de résistance que le rap de La Canaille qui s’interdit tout recours aux « cochonneries phonographiques » et offre du « du bruit pour les cerveaux qui résistent».
Indépendance, liberté et lutte contre la standardisation des goûts :
Fidèle aux valeurs de la confédération paysanne, les notions d’indépendance et d’autonomie dans le métier sont primordiales tout comme elles le sont pour des artistes qui refusent que des choix artistiques leur soient dictés par des intérêts commerciaux. Dans les deux cas, nous n’acceptons pas que les réseaux de distribution conditionnent les choix de production.
Ainsi sommes nous vigilants à rester indépendants économiquement (vis-à-vis des banques, des fournisseurs, ou des clients) et techniquement (conseillers techniques financièrement intéressés, interprofession ou client orientant le goût et le style des vins…).
Seules cette indépendance et cette autonomie permettent au vigneron d’élaborer des vins dits « libres » c’est-à-dire affranchis de tous les standards organoleptiques habituels, déconcertant les papilles des dégustateurs de supermarché. Quitte parfois à « assumer le prix de l’indépendance même dans les sales défaites ». Chez le vigneron naturel, la « sale défaite » correspond au vin parti en goût de vinaigre ou qui sent l’œuf pourri voire qui possède un goût dit de souris, bref qui est parti en légère errance. La recherche d’un vin libre entraîne parfois ces déconvenues…
C’est le même esprit de liberté et d’indépendance qui permet au rappeur de mettre en musique des paroles irrévérencieuses et insurgées qui « pètent les tympans de la pire des majors » parce que là aussi non standardisées.
La volonté de ne pas standardiser son vin ou sa musique s’entend comme un projet émancipateur fondamentalement politique. Un vin technologique ou une « soupe insipide qui tourne en playlist» agissent comme un laminoir des papilles ou des oreilles et in fine standardisent les êtres humains eux-mêmes.
Par ailleurs, de même que l’industrie musicale est néfaste à la production artistique de qualité, l’agriculture possède son lot de multinationales qui appauvrissent culturellement, techniquement et humainement la paysannerie. Les vignerons indépendants qui commercialisent directement leurs vins sans intermédiaires sont là aussi en accord avec un artiste qui « sort ses galettes en autoprod ».
Enfin, si l’industrie musicale organise son propre système de reconnaissance pour vanter les mérites des artistes qu’elle produit, le vin possède également son business des concours visant à attribuer une valeur prétendument objective (« La pisse passe pour un grand cru ») à des choses qui en sont dépourvues. Dans ce contexte, « qu’importe que nous ne soyons jamais disque (ou médaille) d’or » !
Fiche technique
– S02 total : < 20mg/l sans sulfites ajoutés
– Acidité volatile : NC
– Millésime 2019
La terre et la vigne
– Cépages hybrides résistants : Plantet rouge, Seyve-Villard B, Rayon d’Or B, Souvignier Gris B, Sauvignac
– Rendement 30hl/ha (malgré le gel à 80% et l’âge de trois ans de la vigne)
– Certifié vin biologique
Vinification
– Vendanges manuelles le 21 septembre 2019
– Sans sulfites ajoutés.
– Fermentations alcoolique, malolactique et élevage en cuve inox.
– Mise en bouteilles le 6/04/2020 (jour fruit, lune descendante)
Evolution du climat et persévérance dans le métier :
La métaphore « Les mains dans le cambouis mais pas un genou à terre » s’approprie particulièrement au contexte actuel de dérèglement climatique appliqué à la vigne.
Disons le, « la galère est journalière » pour les vignerons aussi ! Les gels de printemps se répètent et risquent de s’intensifier. En été, les canicules sont plus virulentes allant jusqu’à brûler les vignes. Les raisins, malgré un ensoleillement exceptionnel ne sont pas mûrs puisque la vigne bloque ses mécanismes de maturité pour résister au chaud. Simultanément, le degré de sucre augmente par concentration et desséchement, ce qui entraîne des taux d’alcool plus élevés. Le tout engendrant des vinifications plus complexes.
Pourtant, malgré ces déboires, et dans le même esprit que le jeune artiste qui persévère dans l’adversité, nous ne nous résignons pas et cherchons des issues, par exemple, à travers ces cépages résistants.
Littéralement aussi et de manière plus anecdotique, à combien de situations professionnelles vécues par tous les paysans (et les travailleurs manuels de manière plus générale) cette sentence nous renvoie ? Ces journées où le matériel décide de ne pas fonctionner, où il est nécessaire de finir avant une pluie qui arrive et où pourtant rien ne va : une pièce de l’outil casse, on la répare, difficilement, ça remarche, et une autre éclate à son tour… Dans ces moments il faut bien l’avouer, allongés sous un tracteur, le corps fatigué, la gueule noircie, les habits déchirés, il nous arrive d’avoir les mains dans le cambouis et les genoux à terre…
Un vin « tendu » au service d’une musique énergique :
Dans l’univers des vins naturels et biodynamiques l’énergie du vin est particulièrement recherchée. Ce terme pouvant recouvrir différentes réalités.
Il peut s’agir de minéralité c’est-à-dire la capacité du vin à faire ressortir les minéraux du sol que les racines ont envoyés dans les raisins (raison pour laquelle nous portons une immense attention au fonctionnement biologique du sol), elle-même synonyme de « sapidité » ou « salivation » qui traduit la propension du vin à faire saliver (la bouche produit soudainement plus de salive). La minéralité comme marqueur de l’énergie du vin est très recherchée.
Il peut aussi s’agir de la « tension » du vin : sa faculté de « fuser » en bouche, d’avoir et de donner du tonus. (C’est le contraire d’un vin pâteux qui serait mollasson et nous ramollirait les papilles).
De façon évidente, le rap de La Canaille et Salle des fêtes en particulier procurent une énergie indiscutable à l’auditeur. Boire un vin conçu dans cet esprit en l’écoutant semble alors particulièrement adapté en termes d’échanges énergétiques.
Les paradoxes des militants :
Pour finir, relevons un ultime et problématique point commun dont nous sommes chacun lucides.
Dans le cadre d’une tournée algérienne en Octobre 2019 (d’un concert de mise en musique des écrits d’Aimé Césaire – donc pas exactement La Canaille) où Marc Nammour aurait attendu davantage de public et notamment jeune, il écrit :
« Un parterre blanc aisé plutôt quinquagénaire
L’accueil fut chaleureux pour ne pas me déplaire
Mais le peuple a manqué à l’appel de ces vers
C’est le travers de tous les concerts littéraires
C’était pourtant gratuit ce n’est pas suffisant
Ventre qui a faim est sous d’autres rugissants »
Il est souvent reproché aux vins naturels leur prix prohibitif pour le peuple. C’est en partie vrai car au vu de la faiblesse des salaires et la cherté du coût de la vie il paraît impossible au plus grand nombre de consacrer plus de 5 euros dans une bouteille de vin. Mais c’est en partie faux car, comme l’affirme la confédération paysanne, « notre métier a un prix » et il est illusoire de produire un vin respectueux de la terre des hommes et des consommateurs à bas prix.
Ainsi, ceux qui boivent habituellement mes vins sont également « blancs aisés et plutôt quinquagénaires »…
Cette cuvée de cépages résistants atténue quelque peu ce paradoxe. La vigne exigeant moins de labeur et offrant des rendements en raisins plus élevés y compris des années de gel, elle abaisse le coût de production du raisin
Cela permet de fixer un prix de moitié inférieur à celui de mes cuvées habituelles (6.5 euros contre 15 euro en moyenne) dans l’espoir qu’il soit davantage consommé par le « peuple ». Toutefois, je ne m’illusionne pas sur la promptitude qu’auront les « prolos » à venir chercher leur cuvée abordable. L’achat d’un vin d’un vigneron indépendant est déjà un acte (tout comme aller à un « concert littéraire », fût-il gratuit) empêché par de nombreuses barrières et codes sociologiques qu’une simple baisse de prix ne suffit pas à effacer…